J’en arrive à l'ouvrage emblématique par excellence. Le Prophète est une œuvre atypique, inclassable dans un genre littéraire précis. En effet, est-ce un recueil de poésie, un récit philosophique ou une réflexion qui traite pêle-mêle de questions aussi diverses que la vie, la religion, les sentiments humains, le mysticisme et la métaphysique, le tout servi par un style lyrique, imagé et allégorique ?
Ce petit livre culte, à mi-chemin entre la prose et la poésie, est un joyau de la spiritualité, un cadeau offert à l'humanité toute entière. Dans un langage très poétique, l'auteur relate le testament spirituel laissé par al-Mustafa au peuple d'Orphalèse, un pays mythique que l'on peut situer au Levant, patrie de sa naissance, berceau de toutes les lumières. L'amour, le mariage, les enfants, le don, la prière, le travail, la joie, la tristesse, la liberté, les lois, le bien, le mal, le plaisir, la religion, la prière, la mort, et bien d'autres sujets, sont successivement abordés dans un langage simple, sans prétention lexicale, d'une pureté extraordinaire. Pareil à un ciseleur ou un joaillier, Gibran a cependant travaillé neuf fois son texte, d'abord en arabe, puis en anglais, car il voulait que chaque mot fût le meilleur qu'il eût à offrir au lecteur. Le résultat forme un merveilleux collier de perles. Bien ficelée, chaque phrase est à méditer et à incorporer au plus profond de soi. Depuis près d'un siècle, Le Prophète est devenu un ami qui trône dans la bibliothèque de millions de lecteurs à travers le monde, se déclinant en plus d'une centaine de langues, des plus universelles aux plus régionales. Quand vous l'aurez lu et rangé, vous y reviendrez parfois, le temps de relire une page, de revivre une émotion, d'esquisser un sourire ou de reprendre une réflexion en prélude à une méditation.
Rien que dans la langue de Molière, l'engouement pour Le Prophète suscita une trentaine de versions. La plus ancienne est celle de Madeline Mason (1908-1990), parue, du vivant de Gibran, à Paris en 1926. La deuxième est l'œuvre de Camille Aboussouan (1919-2013) : elle date de 1956 et son tirage frôle le million d'exemplaires (en 2019). Par la suite, des universitaires chevronnés et des poètes de renom se sont mis à la tâche, exploitant le travail de leurs aînés, l'imprégnant de leur marque personnelle, l'agrémentant de nouvelles études et thèses fournies par les chercheurs et les doctorants, puisant aussi dans les derniers témoignages des contemporains encore vivants ayant connu Gibran, compulsant les lettres échangées entre lui et ses amis. Ces nouveaux venus à la table du Prophète ont pour noms Mansour Challita (1975), Antoun Ghattas Karam (1982), Paul Kinnet (1983), Michaël la Chance (1985), Marc de Smedt (1990), Anne Wade Minkowski (1992), Salah Stétié (1992, 1998 et 2012), Jean-Pierre Dahdah (1993), Janine Lévy (1993), Guillaume Villeneuve (1994), Paul-Jean Franceschini (1995), Bernard Dubant (1999), Mariam Laïb (1999), Cécile Brunet-Mansour et Rania Mansour (1999), Omayma Arnouk el Ayoubi (2008 et 2015), Philippe Morgaut (2010 et 2016), Guillain Méjane (2020), Juliette Barbara (2020), Philippe Maryssael (traduction que vous tenez entre vos mains), et quelques autres encore... sans compter plusieurs traductions anonymes.
La traduction du Prophète est une pratique téméraire et une épreuve redoutable, impuissante à restituer la totalité de ce que dit l'original du poète. Une difficulté qu'exprime avec honnêteté Jean-Pierre Dahdah en avouant, dans la préface de sa version, « qu'il fallait s'adonner à mille et une nuits de labeur cadencé de douleurs, de bonheur, oublieux de tout, et de peine. Il fallait scruter les profondeurs de chaque image afin de cueillir les mots qu'il faut, au souffle digne d'un poète-prophète. Il fallait sonder les échelles du silence pour mieux percevoir cette voix invisible. En vérité, il ne fallait plus chercher à traduire, mais plutôt à faire parler le prophète en la fleur des langues de l'Europe, le français. » Il est vrai que tout passage d'un système langagier à un autre, d'une langue à une autre, d'une grammaire à une autre, d'un souffle à un autre, d'un champ sémantique à un autre, d'une structure syntaxique à une autre, de ce que le géniteur exprime ou cache, n'est au mieux qu'une équivalence, plus ou moins réussie, fatalement imparfaite, une œuvre inachevée en dépit de l'effort assumé par le traducteur pour clarifier le propos profond de l'auteur.