L'ouvrage Le Jardin du Prophète, la suite du chef-d'œuvre de Khalil Gibran est publié par Le Livre en Papier à Strépy-Bracquegnies en Belgique. Pour le commander, consultez la page qui lui est consacrée. Le point de vente et de présentation de l'ouvrage est Le Livre en Papier. Il est également disponible chez l'auteur.
Traduire un texte ordinaire est un travail plutôt artisanal, quand bien même on chercherait à être fidèle à l’original. Mais traduire un texte qui « sort de l’ordinaire » (comme le qualifie Philippe Maryssael dans son Avis au lecteur) n’est plus artisanal, ni même anodin : cela devient un art.
Il est vrai qu’on se demande toujours jusqu’où le traducteur chevronné peut aller quand il réalise cette œuvre artistique et entend rester scrupuleusement fidèle à l’original. C’est une question qui suscite toujours des polémiques et des controverses parmi les traducteurs professionnels.
D’emblée, Philippe Maryssael donne le ton : il opte pour le maintien des tours anciens et préserve la facture stylistique que Gibran donna à son texte anglais, en veillant à rester dans le halo shakespearien et dans celui de la version dite King James de la Bible, afin d’exprimer les idées d’Al‑Mustapha dans un style hagiographique.
Un Art, ai-je dit ? Certes, il n’est pas donné à tout traducteur d’y parvenir, surtout si l’on s’attaque à un texte centenaire traduit à maintes reprises par le passé. Dès lors, il fallait oser assumer une tâche redoutable et de longue haleine. Philippe Maryssael a osé, conscient que sa version serait discutée par les cuistres, qu’elle serait comparée à d’autres traductions disponibles et qu’elle serait probablement contestée. C’est dire que le courageux aura osé en toute connaissance de cause.
Selon ses propres termes, dans son Avis, il a choisi de respecter l’archaïsme du texte gibranien, de le traduire en faisant un choix stylistique en français, « celui de la langue classique et, parfois, de la langue ancienne », tout en conservant du texte original « sa forme désuète toute particulière, sa poésie et son rythme tout orientaux », car « aux archaïsmes de Gibran en anglais répondent, en français, des tours anciens ou classiques. » Ce qui le conduisit à constituer « un lexique en fin d’ouvrage, qui en fournit des explications ».
Soit, c’est son choix. Ce n’est pas le mien. Dans ma récente traduction du Prophète en arabe, j’ai fait le choix d’un arabe moderne et contemporain, sans tenir compte ni du ton ni du lexique archaïque original d’Al‑Mustapha. C’est que je conçois la traduction comme une réécriture du contenu original dans la langue d’arrivée. Fort de mon expérience, je suis en effet convaincu que, malgré tous les moyens mis en œuvre et malgré tous les efforts consentis, on ne saurait ni traduire la forme originale ni transcrire le style de l’auteur. Il ne nous est même pas demandé de le faire ! Le style et la forme ne sont nullement traduisibles si l’on entend être fidèle à l’auteur-géniteur. Cette fidélité consiste à traduire le fond et non la forme, et à sculpter le plus joliment possible les nuances de ce fond, en prenant en considération le contexte qui impose le mot à choisir pour exprimer ce fond.
Ceci nous conduit à aborder une théorie nécessaire et fondamentale qui veut que la vraie traduction ne soit généralement pas la transposition du sens mais plus spécifiquement la traduction du sens du sens comme le précisèrent Charles Kay Ogden (1889‑1957) et Ivor Armstrong Richards (1893‑1979) dans leur ouvrage intitulé The Meaning of Meaning (Le sens du sens), paru en 1923. « Traduire, c’est trahir », tient à nous rappeler notre ami Abdallah Naaman dans sa préface à la récente traduction française du Prophète réalisée par Philippe Maryssael (2020). Oui, assurément ! Mais cette trahison ne se manifeste que dans trois cas de figure : traduire mot à mot le sens premier (et non pas le sens du sens), traduire la forme originale (et non le fond) du texte, ou alors traduire le style original de l’œuvre. Dans l’un ou l’autre de ces trois cas, pris isolément ou en combinaison, la traduction se révèle une caricature tragique de l’œuvre, voire plus qu’une trahison : une forfaiture indigne de son auteur !
Pour ma part, ma traduction du Prophète a suscité une polémique à Beyrouth, parmi mes compatriotes, idolâtres de notre Gibran national. Dans mon travail de traduction, j’ai dû passer par trois étapes successives : d’abord traduire le sens premier (ce qui n’est même pas une traduction à proprement parler, mais une simple élaboration du sens des mots), puis relire ma traduction avec, devant moi, le texte original et découvrir dans le contexte le sens du sens, et enfin fermer le texte original (après m’être assuré, au cours de ces deux premières étapes, de ma fidélité au fond, aux idées, non pas à la forme ni aux tournures anglaises) pour me retrouver face à face avec mon texte arabe, afin d’en travailler et retravailler la forme et les tournures suivant le génie de ma langue qui se présente fidèle à l’arabe classique mais aussi à l’arabe d’aujourd’hui, ce dernier ne correspondant presque plus à l’idiome qui prévalait lors de la publication des nombreuses traductions antérieures.
Philippe Maryssael a pris le chemin inverse du mien. Il a dû, pour cela, fournir un travail immense et minutieux afin de préserver l’archaïsme lexical et stylistique de Gibran. Puis il a entrepris de dresser un lexique en annexe à son travail de traduction pour expliquer les mots anciens et à présent désuets. C’est son approche, et il l’a menée à bien avec succès. En lisant sa traduction en regard du texte anglais, j’ai bien apprécié son effort de conservation non seulement du sens et du sens du sens, mais aussi de l’ambiance ancienne du texte.
Quant au litige qu’a suscité en 1933 la publication de The Garden of the Prophet (Le Jardin du Prophète), en particulier les accusations portées à l’encontre de Barbara Young, la secrétaire littéraire de Gibran, d’avoir écrit elle-même certains passages du texte, je ne puis y souscrire car, après ma traduction de son ouvrage This Man from Lebanon (1945, Cet Homme du Liban), je puis affirmer avec force qu’elle maîtrisait les nuances du style de Gibran. Mieux, elle avait compilé avec lui les aphorismes éparpillés de son autre livre Sand and Foam (1926, Le Sable et l’Écume) et fut le témoin de la naissance progressive de Jesus the Son of Man (1928, Jésus le Fils de l’Homme) que Gibran lui dicta presque en entier, ce qui lui donna la confiance nécessaire pour revenir sur ses écrits et en rédiger les passages inachevés ou délaissés, et les réunir dans cette œuvre posthume publiée en 1933 sous le titre The Garden of the Prophet. Barbara Young, elle-même poétesse de talent, aurait été plus qualifiée que Mary Haskell pour corriger les œuvres de Gibran, de sorte que, si elle — et non pas Mary Haskell — avait travaillé avec Gibran son anglais lors de la rédaction du Prophète, les choix lexicaux et stylistiques en aurait été très différents.
Faisons donc confiance à Barbara Young pour confirmer sans ambages l’authenticité gibranienne du Jardin du Prophète. De même, faisons naturellement confiance au traducteur méticuleux qu’est Philippe Maryssael ; il fait cadeau d’une excellente version française au lecteur motivé. La langue de Molière, berceau de plusieurs traductions antérieures de Gibran, s’enrichit ainsi d’un nouveau chef-d’œuvre qui assoira l’immortalité de son auteur au firmament des belles lettres.
Henri Zoghaib, Beyrouth, septembre 2023