Ton livre est arrivé aujourd'hui. Il fait plus que combler mes espoirs. Parce qu'il semble, dans son format compact, ouvrir en moi de nouvelles portes de désir et d'imagination, et créer autour de lui l'univers, tel un halo, en sorte que je le lis comme s'il était au centre de toutes choses. Le format en est parfait et les idées et les vers en coulent généreusement, comme libres de toute entrave. Dès que les illustrations se présentent à ma vue, mon cœur bat la chamade. Elles sont superbement réalisées. J'adore tout simplement tout dans le style de ce livre.
Et le texte est plus merveilleux, plus proche, plus évocateur, plus sublime à transmettre la Réalité et à adoucir la conscience, que jamais auparavant. L'anglais, le style, le choix des mots, la musique du texte — tout est exquis, Khalil — absolument merveilleux. Sois béni, sois béni, sois béni, pour avoir dit toutes ces belles choses et travaillé avec autant de conviction que tu donnes forme et expression à la vie intérieure — et pour avoir puisé en ton âme l'énergie et la patience du feu et de l'air et de l'eau et du roc.
Ce livre sera considéré comme l’un des trésors de la littérature anglaise. Et, dans nos ténèbres, nous l'ouvrirons et nous y retrouverons l'étincelle qui est au-dedans de nous-mêmes, et le ciel et la terre qui, pareillement, sont au-dedans de nous-mêmes. Les générations à venir ne parviendront pas à l'épuiser — que du contraire !, c’est génération après génération que les hommes trouveront dans ce livre ce qu'ils aspirent tant à être — et ils l'aimeront encore davantage tandis qu'ils gagneront en maturité.
Il s'agit du livre le plus empli d'amour qui ait jamais été écrit. Et c'est parce que tu es le plus généreux des amoureux qui aient jamais écrit. Mais tu sais, Khalil, que la même chose se produit en fin de compte, qu'un arbre soit la proie des flammes ou qu'il se couche silencieusement dans la forêt. Cette flamme de la vie en toi vient à la rencontre de ces myriades de petites étincelles de tous ceux à qui tu es cher. Et tu es à l'origine d'une véritable conflagration ! Plus nombreux seront ceux qui t'aimeront au fil des années, très, très longtemps après que ton corps sera redevenu poussière. Ils te trouveront dans ton œuvre. Parce qu'en elle tu es aussi visible que ne l'est Dieu.
Au revoir, et puisse Dieu te bénir avec la plus infinie des tendresses, mon Khalil bien-aimé, et puisse-t-Il, par ta bouche, chanter davantage et davantage encore de ses chants, et des tiens.
(Hilu Virginia, Beloved Prophet, pages 416-417)
Cet ouvrage emblématique par excellence qu'est Le Prophète est une œuvre atypique, inclassable dans un genre littéraire précis. Est-ce en effet un recueil de poésie, un récit philosophique ou une réflexion traitant pêle-mêle de questions aussi diverses que la vie, la religion, les sentiments humains, le mysticisme et la métaphysique ?
À mi-chemin entre la prose et la poésie, ce petit livre d'une centaine de pages à peine est un joyau de la spiritualité. Mieux : un cadeau offert généreusement à l'humanité tout entière. Dans un langage très poétique, l'auteur relate le testament spirituel laissé au peuple d'Orphalèse par le prophète Almoustapha. L'amour, le mariage, les enfants, le don, la prière, le travail, la joie et le chagrin, la liberté, les lois, le bien et le mal, le plaisir, la religion, la prière, la mort, et bien d'autres thèmes encore, sont successivement abordés dans un langage simple, sans prétention lexicale, d'une pureté extraordinaire. Gibran a cependant travaillé neuf fois son texte, d’abord en arabe, puis en anglais, car il voulait que chaque mot fût le meilleur qu'il eût à offrir à ses lecteurs. Chaque phrase est à méditer et à intégrer au plus profond de soi. Depuis près d'un siècle, Le Prophète est devenu un ami qui trône dans la bibliothèque de millions de lecteurs à travers le monde, se déclinant en plus de cent dix langues, des plus universelles aux plus régionales.
La traduction du Prophète est une pratique téméraire et une épreuve ardue et redoutable pour qui aspire à restituer la totalité de ce que dit l'original du poète. Cette difficulté qu'exprime avec honnêteté Jean‑Pierre Dahdah en avouant, dans la préface de sa version, « qu'il fallait s'adonner à mille et une nuits de labeur cadencé de douleurs, de bonheur, oublieux de tout, et de peine. Il fallait scruter les profondeurs de chaque image afin de cueillir les mots qu'il faut, au souffle digne d'un poète-prophète. Il fallait sonder les échelles du silence pour mieux percevoir cette voix invisible. En vérité, il ne fallait plus chercher à traduire, mais plutôt à faire parler le prophète en la fleur des langues de l'Europe, le français. »
Au subtil jeu de la traduction, dans cette épreuve périlleuse, l'on peut gagner ou perdre, l'on peut amplifier ou réduire. Le traducteur ne saurait par ailleurs se détacher complètement de son moi, de sa vision du monde et de son interprétation personnelle du texte qu'il lit et qu'il se propose de transmettre à ses lecteurs. De plus, le traducteur de textes littéraires a, en son for intérieur, la fibre d'un écrivain et il est dès lors normal qu'il partage la même passion de l'écriture avec le géniteur de l'œuvre. De la créativité fidèle à l'original traduit à la créativité tout court, il n'y a qu’un pas pour se glisser dans la peau de l'auteur. Ainsi, le traducteur vit sans cesse tiraillé entre l'aigre et le doux, entre la souffrance et le bonheur.
Quelques mois avant de mourir à seulement quarante-huit ans, Khalil Gibran confessa : « Ce petit livre a occupé toute ma vie. Je voulais être absolument sûr que chaque mot fût vraiment le meilleur que j'eusse à offrir. » Le Prophète est un chef-d'œuvre intemporel. Quel que soit l'idiome que nous sollicitons pour le lire, Gibran nous laisse un testament précieux qui irrigue nos vies et annonce une religion laïque, une fraternité universelle. Mieux encore, il nous rappelle sans cesse ce qui fonde notre humanité, ces valeurs morales dans lesquelles tout homme, quelle que soit sa condition sociale ou intellectuelle, peut trouver, ou retrouver, l'essentiel de sa nourriture spirituelle : l'éternelle et indestructible part qui fait de lui, tout simplement, un homme.
(Passages adaptés de la préface d'Abdallah Naaman à notre traduction personnelle et présentation bilingue du Prophète)
Adolescent, nous avons découvert ce joyau de Gibran dans l'admirable traduction française qu'en fit l'avocat, diplomate, écrivain et traducteur libanais francophone Camille Aboussouan (1919‑2013), ancien ambassadeur du Liban auprès de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco). Le Prophète nous avait touché en plein cœur. Quelques années plus tard, au cours de nos études de traduction à Bruxelles, le texte original anglais s'offrit à nous. Il ne fit alors aucun doute qu'un jour, nous nous emparerions de cette œuvre. Plusieurs décennies s'écoulèrent et, notre parcours professionnel touchant à sa fin, nous étions décidé, tout comme Gibran l'avait été dans les années 1920 pour la publication de son ouvrage en anglais, de publier notre traduction personnelle de ce texte. Il nous fallut toutefois nous roder car, bien qu'ayant embrassé durant un quart de siècle la carrière de traducteur professionnel, nous ne pouvions nous improviser traducteur littéraire.
Pour bien traduire, il ne suffit pas que le traducteur mette en œuvre un savoir-faire confirmé, des méthodes éprouvées et des techniques maîtrisées. S'il entend traduire et, tout à la fois, offrir à ses lecteurs l'intelligence d'un texte rédigé en langue étrangère, il doit préalablement se documenter sur l'auteur, sur sa vie et sur son œuvre. (Dans le cas qui nous occupe, cette œuvre est à la fois littéraire et picturale, Gibran ayant également été un portraitiste et un artiste peintre accompli.) C’est à ce prix que, s'étant patiemment imprégné de la langue et du style du texte et de l’intention de l'auteur, le traducteur parviendra peut-être à transmettre le message complet de l'auteur avec la pleine émotion qui l'aura traversé au fil de son travail. Telle était en tout cas notre ambition…
Ainsi, après avoir lu l'ensemble de l'œuvre de Gibran en anglais et dans les nombreuses traductions françaises existantes, nous nous sommes engagé dans un travail ardu de comparaison des versions de nos devanciers, à la recherche des différences d'interprétation, à l'affût des écueils qu'ils ont su contourner avec plus ou moins d'habileté et d'élégance, émerveillé par les trouvailles éclatantes qu'au détour d'une page ils avaient couchées sur le papier.
Notre projet de traduction de The Prophet prenait lentement forme. Mais, avant de nous lancer dans l'aventure et de nous risquer à essayer de transposer le texte dans notre langue maternelle, une hésitation, un doute même, sourdit en nous et nous assaillit. Ainsi, pour nous faire la main et, surtout, pour nous rassurer de ce que l'entreprise put être à notre portée, nous nous attelâmes à la traduction du tout premier recueil que Gibran rédigea en anglais, langue qui lui était étrangère lors de son débarquement, le 17 juin 1895, à l’âge de 12 ans, sur Ellis Island, l'« île des larmes » pour les candidats à l'immigration refoulés et la « porte de l'Amérique » pour ceux qui étaient admis à y commencer une nouvelle vie.
Faisant suite à plusieurs parutions en langue arabe, la langue maternelle de Gibran, ce premier ouvrage, The Madman, est une anthologie de trente‑cinq textes de longueurs variables, paraboles et poèmes en prose, dans lesquels l'auteur tente, au sortir de la Grande Guerre et de ses atrocités, de donner un sens et une moralité à la vie. Constitué pour partie de textes rédigés en arabe et traduits en anglais par ses soins, et pour partie de textes rédigés directement en anglais, ce recueil qui parut à New York en octobre 1918, moins d'un mois avant l'Armistice, est un écrit pleinement oriental, sans influence du monde occidental. Khalil Gibran y exprime avec passion la vie intérieure, sans la retenue et la maîtrise de la plus vaste sagesse et de la plus profonde compassion qui caractériseront ses écrits ultérieurs. L'on y retrouve les thèmes qui seront développés dans ses deux ouvrages suivants, sous forme de jeunes bourgeons prometteurs dans The Forerunner (Le Précurseur, traduction à paraître) et de fleurs généreusement écloses dans The Prophet (Le Prophète). En novembre 2018, un siècle après The Madman, notre traduction, sous le titre Le Fol, était achevée. Elle parut en février 2019.
Rassuré, nous nous attaquâmes ensuite à un recueil difficile, le quatrième que Gibran fit paraître en 1926 sous le titre Sand and Foam. Il y regroupa des idées qu'il avait griffonnées au fil du temps sur des bouts de papier. Avant la publication de Sand and Foam, il avait déjà développé quelques-unes de ces idées dans ses trois premiers ouvrages. Ce recueil, le plus intime et le plus personnel de ses écrits, nous dévoile ses convictions profondes, son parcours intellectuel sincère et authentique. Il nous permit d'approcher au plus près la personnalité de Gibran. Le Sable et l'Écume sortit de presse en février 2020.
Le temps était à présent venu pour nous de gravir la montagne gibranienne et de nous immerger sans retenue dans son chef-d'œuvre. Fin novembre 2020, après avoir mûri en notre âme quatre décennies durant, paraissait enfin notre version du Prophète.
Pour chacune de nos traductions, nous avions éprouvé le besoin de présenter les textes anglais en juxtalinéaire, en regard de nos versions, afin d'offrir à nos lecteurs férus de la langue anglaise la possibilité de découvrir la douce saveur du style de l'auteur. Pour chacune de nos traductions, nous avions également souhaité enrichir les textes d'essais sur la langue de Khalil Gibran, sur sa vie, sur ses écrits et sur ses dessins et peintures. Ainsi, nous avions présenté un essai sur la place de Gibran au firmament des auteurs américains de renom, sur son intégration dans la société de Boston et de New York, sur la place de The Prophet dans l'ensemble de son œuvre, sur l'interprétation qu'il est possible de donner des dessins et peintures personnels qu'il choisit lui‑même d'insérer dans ses textes et qui les illustrent admirablement, qui les prolongent même, invitant ses lecteurs à dépasser ses textes et à se projeter dans son univers émotionnel.
Nous souhaitions à présent offrir aux lecteurs unilingues, qui ne sont pas, comme nous, polyglottes, linguistes ou traducteurs, le texte et rien que le texte, sous la forme d'une nouvelle édition de notre traduction de novembre 2020, dépouillée des essais qui l'accompagnaient et du texte anglais en juxtalinéaire.
Notre nouvelle traduction d'un texte déjà traduit à maintes reprises se veut différente de celles qui l'ont précédée, en ce sens que nous nous sommes employé à rendre le plus fidèlement possible, en plus du texte, sa forme désuète toute particulière, sa poésie et son rythme tout orientaux.
Le choix, dans cet exercice périlleux, de la langue classique ou, parfois, de la langue ancienne fait écho aux options lexicales et syntaxiques délibérées de Khalil Gibran, qui fut aidé en cela par Mary Haskell, la correctrice de ses textes. Aux archaïsmes de Gibran en anglais répondent, en français, des tours anciens ou classiques. Nous n'avons cependant pas cherché à établir des équivalences systématiques entre les deux langues, à rendre un archaïsme anglais en ayant systématiquement recours à un archaïsme français. Plutôt, dans un souci d'évoquer en français le style propre de Gibran en anglais, nous sommes-nous employé, comme l'a joliment écrit notre ami et ancien collègue traducteur Pierre Meersschaert dans sa préface à notre traduction personnelle de The Madman, à dompter les eaux saccadées de la Wye sylvestre pour les rendre aptes au lit majestueux de la Seine, et à faire d’un jardin de style mixed border à l'anglaise un jardin à la française, tracé au cordeau.
Nous souhaitons à nos lecteurs du plaisir et du bonheur à la découverte, ou à la redécouverte, de l'œuvre maîtresse, du chef-d'œuvre de Khalil Gibran, ce poète et ce peintre, ce Libanais émigré en Amérique, ce pont jeté d'une rive à l’autre de la grande mer, entre le Levant et le Ponant.
Philippe Maryssael, Arlon, octobre 2021